15.

Mercredi 27 février 1585

Henri III aimait à réunir auprès de lui des poètes et des humanistes lettrés. Il appelait cette assemblée son escolle pour servir de pépinière d’où se retireraient un jour poètes et musiciens. C’était l’Académie du Palais. L’une des rares femmes à en faire partie était la duchesse de Retz, dame d’honneur de la reine et épouse d’Albert de Gondi. La duchesse, qui parlait le grec, le latin et l’italien, était la femme la plus savante de la cour. Dans sa maison du faubourg Saint-Honoré, elle rassemblait dans un salon réputé poètes et écrivains pour des lectures et des échanges d’idées.

Marthe Feydeau, l’épouse de Jehan Salvancy, n’était que la fille d’un procureur au parlement et ne connaissait pas le latin, mais elle s’était mis en tête d’être la duchesse de Retz de la bourgeoisie parisienne. Pour cela, chaque mercredi en début d’après-midi, elle réunissait quelques beaux esprits pour écouter leurs vers.

Cassandre, escortée de Caudebec et de Hans, traversa Paris enneigé le mercredi suivant le souper de la Sainte-Isabelle. Invitée chez Salvancy, elle était partie tôt de la maison Sardini, car elle voulait arriver la première afin de préparer au mieux l’entreprise que lui avait suggérée Isabeau de Limeuil.

Elle fit le voyage enveloppée dans une houppelande à fourrure et capuchon, à cheval sur une selle de haquenée que lui avait donnée Mme Sardini. C’était une sorte de bât où la femme en robe s’asseyait en amazone, avec une planchette en guise d’étrier et une fourche afin de mieux tenir la jambe droite. Cette selle avait été offerte à Isabeau par Catherine de Médicis, qui n’en avait plus l’utilité depuis que son embonpoint et ses rhumatismes l’empêchaient de chasser à cheval.

Chez Salvancy, le concierge qui leur ouvrit était avec un homme à l’allure de bravo. Lourde épée à la taille et jaques de mailles de fer visibles sous son pourpoint, il dévisagea Caudebec et Hans pour les jauger pendant que le concierge, prévenu de leur visite, faisait entrer les chevaux par le corridor jusqu’au jardin intérieur.

Pendant ce temps, Cassandre aperçut à sa gauche trois commis qui écrivaient dans la pièce dont la fenêtre ogivale donnait dans la rue. Un second garde armé assis sur un banc, avec un jeu de cartes à la main, attendait visiblement le retour de son compagnon.

Conduit par le bravo, Hans rejoignit les montures dans le jardin tandis que Cassandre et Caudebec grimpaient un escalier raide, derrière le concierge. Au palier, celui-ci les annonça par une des portes de l’étage avant de les laisser pénétrer dans une vaste chambre dont les deux fenêtres à colonnades donnaient sur le jardin. Le meuble principal en était un immense lit à piliers sur lequel était assise Mme Salvancy. Son époux, en pourpoint noir et haut et bas-de-chausses écarlates, était debout près d’une des fenêtres et parlait avec un jeune homme à la triste figure.

Cassandre balaya la chambre des yeux. Quand la bourgeoisie protestante affectait des intérieurs austères, M. Salvancy, comme beaucoup de catholiques, tenait à afficher sa fortune. Son épouse portait une robe de velours noir garnie d’un corps de drap à grosses manches brodées et matelassées, doublée de serge violet. Un collier de perles entourait sa gorge sous une petite fraise finement brodée. Outre le lit, la pièce comprenait un bahut marqueté et une grande armoire à deux médaillons sculptés, l’un représentant une tête de femme de profil, et l’autre une tête d’homme. Il y avait aussi une dizaine de chaises à dossier bas et pieds carrés. Sur le bahut se trouvaient plusieurs vases émaillés ainsi qu’un coffret ciselé. Au mur étaient pendus deux grandes tapisseries et un miroir doré.

Les présentations furent faites, le jeune homme était un cousin qui écrivait des poèmes. Cassandre s’installa sur une escabelle tapissée, près de la maîtresse de maison qui l’interrogea sur sa vie à Lucques pendant que Caudebec échangeait quelques paroles avec M. Salvancy. Celui-ci se flatta d’avoir acheté plusieurs offices de receveur. Il collectait ainsi les tailles dans près de cent cinquante paroisses, le quart de l’élection de Paris ! Caudebec s’en émerveilla tout en observant le jardin. Il y avait une petite écurie où il voyait Hans brosser les chevaux. Posant des questions, il apprit qu’un escalier de service distribuait les chambres et la cuisine et qu’il y avait un passage entre la cuisine et la salle du rez-de-chaussée qu’ils avaient vue. Chaque étage n’avait que deux grandes pièces complétées par de petits bouges, l’autre chambre du niveau où ils se trouvaient, celle qui donnait sur la rue, était celle de M. Salvancy. Sous les combles, sur plusieurs niveaux, logeaient les domestiques qui pouvaient aller et venir par l’escalier de service.

D’autres visiteurs arrivèrent peu à peu qui vinrent saluer Cassandre et les époux Salvancy, alors que deux valets servaient une collation avec des confitures, des prunes sèches, et du vin de groseille. Lorsqu’elle fut certaine que personne ne l’observait, Mlle de Mornay s’approcha d’une des fenêtres, souleva la pierre précieuse de la bague que lui avait donnée Isabeau de Limeuil et en versa le contenu dans sa coupe.

Cassandre avait choisi de faire confiance à l’ancienne courtisane. Elle referma le bouchon de la bague et avala le contenu. Quelques secondes plus tard, la tête lui tourna et elle s’affaissa sur le sol.

Isabeau était allée chercher la poudre et la bague auprès de Cosimo Ruggieri, dans l’hôtel de la Reine que Catherine avait fait construire en face de Saint-Eustache depuis qu’un astrologue lui avait annoncé qu’elle mourrait près de Saint-Germain : le Louvre et les Tuileries étaient selon elle trop proches de Saint-Germain-l’Auxerrois. Ruggieri était le fils d’un médecin et astrologue florentin qui avait accompagné Catherine de Médicis en France. Il avait le même âge que la reine mère. Particulièrement craint à la cour pour les sorts qu’il jetait aux ennemis de sa maîtresse, il était aussi fort habile en philtres d’amour et en poudres capables de guérir, ou de provoquer toutes sortes de maladies. Trop habile, sans doute, car dix ans plus tôt, il avait été condamné aux galères pour avoir jeté un maléfice mortel sur Charles IX. Vraie ou fausse condamnation ? D’aucuns disaient que Ruggieri était en fait l’espion de la reine mère chez les conspirateurs qui voulaient empoisonner le roi. Finalement, le mage avait été gracié et il venait d’être nommé abbé comandataire de l’abbaye de Saint-Mahé en Bretagne.

Ruggieri avait souvent fourni des philtres et des élixirs à Isabeau du temps où elle était la puterelle de la reine mère, quand elle avait besoin de se faire aimer ou d’assoupir ses amants. L’astrologue et la courtisane se connaissaient bien et elle avait facilement pu obtenir ce qu’elle voulait.

La chute de Cassandre provoqua une intense émotion. Blanche comme de l’albâtre, le pouls absent et le cœur ne battant quasiment plus, elle fut transportée sur le lit de Mme Salvancy qui proposa de lui administrer des sels. Caudebec s’y opposa.

— Ne craignez rien, madame ! Cette perte des sens lui arrive souvent et ne dure que quelques minutes, il faut seulement la transporter dans une pièce calme et la laisser seule, la conscience lui revient alors peu à peu naturellement. Avez-vous une autre chambre ici ?

— Il y a la mienne, proposa Salvancy, juste à côté, mais…

— Ce sera parfait, décida Caudebec sans l’écouter davantage, aidez-moi à la transporter.

Les invités lui firent une sorte de brancard avec des draps et on la porta donc sur le grand lit à colonnes de la chambre du maître de maison.

— Je vais rester avec elle, décida Mme Salvancy.

— Surtout pas ! fit Caudebec. Je ne sais ce qu’est cette étrange maladie mais ma maîtresse ne reprend conscience que si elle est vraiment seule. Dans sa léthargie, elle perd l’usage de tous les sens mais ressent parfaitement la présence d’autres personnes. Dans ce cas, elle reste murée dans l’inconscience où elle peut passer des heures et des jours. Elle m’a souvent raconté cette étrange expérience.

— Mais elle aura besoin d’une femme de chambre à son réveil, objecta M. Salvancy qui n’avait guère envie de laisser une étrangère seule dans sa chambre.

— N’ayez crainte, sitôt la conscience revenue, elle aura oublié son malaise et se lèvera pour aller droit à la première porte. Nous la verrons arriver à ce moment-là.

Peu convaincus, les Salvancy la laissèrent pourtant et sortirent.

Cassandre n’avait perdu conscience que quelques minutes. À peine avait-elle changé de lit qu’elle était revenue à elle, tout en restant livide et avec de très faibles pulsations du cœur. Une fois seule, elle se leva pour découvrir les lieux.

À part le grand lit à rideaux, le meuble principal était une armoire à décor d’angelots sculptés. Il y avait aussi un petit bahut recouvert de cuir, deux gros coffres de bois, un de fer, une grande table couverte d’un épais tapis à franges vertes et plusieurs chaises, tabourets et fauteuils. Sur une crédence, se trouvaient des encriers, des plumes et un nécessaire à cacheter.

Elle fit le tour des objets décoratifs. Ce fut rapide, car il n’y avait presque rien sinon quelques pots émaillés et un grand plat rempli de pruneaux. M. Salvancy était très méticuleux, ou très prudent. Elle ouvrit un coffre, puis l’autre. Elle y vit des vêtements, un pistolet, une dague, mais aucun papier.

Un coffre de fer se trouvait dans l’embrasure d’une des fenêtres. Elle tenta de l’ouvrir mais la serrure était solidement fermée. Isabeau lui avait expliqué comment forcer les serrures en utilisant un petit crochet de fer qu’elle lui avait donné, mais elle s’en sentit incapable.

Tout ça pour rien ! songea-t-elle avec dépit.

Elle revint à la crédence sur laquelle se trouvaient le nécessaire à cacheter et le sceau de Salvancy. Une idée lui vint : elle prit un morceau de cire et approcha le sceau des braises du feu qui se consumaient dans la cheminée. Lorsqu’elle jugea que le cachet de métal était assez chaud, elle l’enfonça dans le bloc de cire avant de le reposer à sa place. À cet instant, elle entendit la poignée de la porte bouger et revint s’asseoir précipitamment sur le lit, cachant la cire chaude dans sa main.

— Mademoiselle, vous êtes remise ! fit Salvancy, soulagé, tant il avait été contrarié de l’avoir laissée dans la pièce où se trouvaient ses affaires personnelles.

— Je crois que j’ai eu un étourdissement, murmura-t-elle, cela m’arrive. Pouvez-vous me laisser une seconde ? Je dois être affreuse et il y a là un miroir…

Elle désigna la glace au cadre de noyer formant un luxurieux feuillage. Le receveur des tailles hocha du chef et ressortit tout en laissant la porte entrouverte.

Elle resta quelques secondes assise, indécise, essayant de se souvenir de tout ce que lui avait appris Mme Sardini. Beaucoup de gens cachaient des choses sous leur matelas, lui avait-elle dit. Elle glissa la main. Par la porte, elle entendait les paroles des invités mais personne ne la voyait. Sa main tâtonna rapidement sous le matelas et elle sentit un objet dur. Une clef. Elle la tira et la glissa dans un pli de sa robe, puis se leva et se dirigea vers le miroir.

En marchant, elle dénoua son aumônière de soie et y fit tomber la clef et le morceau de cire. Comme l’aumônière était déformée par le poids de la clef, elle la dissimula sous son manteau, qu’on lui avait laissé sur les épaules.

Lorsqu’elle revint dans la chambre de Mme Salvancy, elle n’eut aucune peine à la convaincre qu’elle souhaitait rentrer chez son oncle pour se reposer. Ce n’est que dans la rue, suffisamment éloignée de la maison, qu’elle ouvrit l’aumônière et examina la clef.

Ce n’était pas une clef ordinaire. Au bout de la tige, les dents formaient une sorte de peigne très compliqué. À l’autre extrémité, la partie qui forme généralement un anneau était constituée de deux lettres ciselées entrelacées formant une sorte de monogramme. Un H et un V.

C’était sans doute la clef d’entrée d’une maison. Mais pourquoi Salvancy la cachait-il sous son lit ? Elle songea immédiatement à une maîtresse. Le monogramme permettrait peut-être de l’identifier.

Cette clef pourrait bien être utile, se dit-elle sans savoir exactement comment elle pourrait en faire usage.

En arrivant à la maison des Sardini, elle monta immédiatement dans la chambre d’Isabeau et, après lui avoir raconté l’échec de son entreprise, lui montra la clef, suggérant qu’il s’agissait peut-être d’une courtisane.

— H et un V ? Les initiales d’un nom et d’un prénom ? Henriette, peut-être ? Mais V ? Non, cela ne me dit rien, fit Isabeau de Limeuil en plissant le front de perplexité. Il y aurait un J comme Jehan, cela aurait pu être les initiales des prénoms de deux amants, mais ce n’est pas le cas. Ces lettres entrelacées me font plutôt penser à un monogramme, ou à la réunion d’initiales d’une famille. Ce ne sont pas des armes nobles, je les connaîtrais, ce serait plutôt la marque d’une famille bourgeoise. Allons interroger les clercs de la banque, ils voient passer beaucoup de documents signés avec de tels monogrammes…

Les clercs travaillaient par tables de quatre dans une longue salle du deuxième étage, sous la direction de Martial Vivepreux, l’homme qu’ils avaient vu avec Mme Sardini, le jour de leur arrivée et qui était voisin de Cassandre le jour du souper de la Sainte-Isabelle.

Mme Sardini se dirigea directement vers lui et lui montra la clef en l’interrogeant. Plusieurs commis, profitant de l’intervention, avaient levé la tête de leur travail pour écouter.

Curieusement, M. Vivepreux parut embarrassé. Il retourna plusieurs fois la clef entre ses doigts avant de dire :

— Je crois que c’est le monogramme de la famille des Hauteville. H et V : Hauteville. Cette clef a été perdue ici, madame ?

— Qui sont ces gens ? demanda Isabeau de Limeuil sans répondre à la question du premier commis.

— C’est un contrôleur des tailles, madame.

— Savez-vous où il habite ? demanda Cassandre.

— Oui, mademoiselle, rue Saint-Martin.

— A-t-il une fille, une épouse ? demanda-t-elle, jugeant qu’un contrôleur des tailles pouvait bien connaître un receveur général comme Salvancy.

— Il n’avait qu’un fils, madame.

— Avait ?

— Oui, madame. M. Hauteville est mort récemment. Il ne reste que son fils unique.

— Un contrôleur des tailles, avez-vous dit ?

Un souvenir lui revint. Elle se tourna vers Isabeau de Limeuil :

— Je me rappelle que lors de votre fête, madame, j’étais à côté de M. Salvancy et il a questionné son voisin au sujet de l’assassinat d’un contrôleur des tailles. Pourrait-ce être le même ?

Vivepreux déglutit et parut encore plus mal à l’aise.

— En effet, madame, M. Hauteville a été assassiné en ce début d’année.

Cassandre le considéra avec une évidente suspicion. Que signifiait cette étrange attitude ? Pourquoi n’avait-il pas raconté cela dès leurs premières questions ?

Mme Sardini avait aussi compris que quelque chose n’allait pas.

— Monsieur Vivepreux, poursuivons cette discussion avec mon mari, loin d’oreilles indiscrètes, décida-t-elle.

Vivepreux s’inclina et ils quittèrent la salle des clercs sans échanger un seul mot jusqu’au cabinet de M. Sardini. Celui-ci était avec un visiteur sur le point de partir et seule Isabeau entra, laissant Vivepreux et Cassandre dans la galerie. Dès que le visiteur fut sorti, Isabeau relata l’affaire à son époux et lui donna la clef en lui précisant qu’elle ne voulait pas que le premier commis sache comment Cassandre se l’était procurée.

Scipion Sardini l’approuva. Comment une clef appartenant à ce M. Hauteville, assassiné par des inconnus, pouvait-elle se trouver sous le matelas de Jehan Salvancy ? s’interrogea le banquier. Il n’y avait guère qu’une explication : Salvancy connaissait les assassins et c’étaient eux qui lui avaient donné la clef. Peut-être même était-ce lui l’assassin ! Finalement, tout cela n’était pas si étonnant : si Salvancy rapinait les tailles royales pour le duc de Guise, il était bien normal que les amis du duc aient fait passer de vie à trépas celui qui aurait pu découvrir la fraude. Sans doute ce contrôleur des tailles avait-il été trop curieux.

Entre-temps, Isabeau avait fait entrer Cassandre et le premier commis. Après un assez long silence de réflexion, M. Sardini s’adressa à Vivepreux.

— Je me souviens de l’assassinat de ce contrôleur des tailles, on en a beaucoup parlé en janvier. Plusieurs personnes ont été occises, c’est cela ?

— Oui, monsieur. C’est un sujet que je ne souhaite guère aborder, car je connaissais personnellement M. Hauteville.

— Expliquez-nous ça, proposa Isabeau, dans un mélange de raillerie et de méfiance.

— Je suis clerc-notaire et secrétaire du roi, madame, même si je n’ai plus d’office depuis que je suis entré au service de votre mari. Lorsque j’étais plus jeune, je travaillais comme notaire à la grande chancellerie avec M. Hauteville. C’était il y a une vingtaine d’années. Ensuite, il a acheté une charge de contrôleur des tailles et nous ne nous sommes plus beaucoup vus, mais nous étions restés amis.

» Les clercs-notaires et secrétaires de la grande chancellerie peuvent être anoblis au bout de vingt ans et transmettre leur noblesse à leur postérité, aussi nous nous sommes constitués en association et je suis resté dans la confrérie qui nous réunissait de temps en temps. C’est à ces occasions que nous nous rencontrions. Bien que nous n’exercions plus, M. Hauteville espérait un jour être anobli, surtout pour son fils. Nous en parlions quand nous nous voyions. En janvier, j’ai appris sa mort ainsi que celle de la femme avec laquelle il vivait. Des rôdeurs s’étaient introduits chez lui. On a un temps suspecté son fils mais il a été mis hors de cause ; je l’ai d’ailleurs rencontré lors d’une messe pour le repos de l’âme de son père.

» Il était désemparé, ne comprenant pas comment les assassins étaient entrés, car leur maison était bien protégée et son père n’aurait jamais ouvert à quelqu’un qu’il ne connaissait pas. Les voisins auraient vu trois hommes entrer, ce jour-là. M. Hauteville les connaissait donc. Mais s’ils étaient des proches, pourquoi l’auraient-ils tué ?

— Et depuis, savez-vous où en est l’enquête ? demanda Cassandre.

Une fois de plus, Vivepreux parut embarrassé. Il se passa la langue sur les lèvres pour marquer son hésitation avant de déclarer :

— J’ai revu le jeune Hauteville, il y a une quinzaine de jours, au Palais. Il se rendait au tribunal de l’élection de Paris et je devais moi-même assister au procès pour les dettes de M. Milet.

Il regarda Sardini comme pour avoir son approbation. Ce Milet avait une dette avec la banque Sardini.

Le financier opina, mais comme son commis ne poursuivait pas, il lui demanda :

— Qu’allait-il faire au tribunal de l’élection ?

— Je l’ignore, monsieur. Nous avons juste échangé quelques mots. Le tribunal conserve toutes les pièces comptables de l’élection. J’ai pensé qu’il terminait un travail de vérification commencé par son père…

Sardini et Cassandre échangèrent un long regard entendu. Cassandre avait abouti aux mêmes conclusions que le banquier. Le père du jeune Hauteville avait dû découvrir le détournement des tailles et celui qui organisait cette entreprise, M. Salvancy, l’avait appris et fait tuer, ou tué lui-même. Lors de l’assassinat, lui, ou un complice, avait emporté la clef de la maison, songeant qu’ils pourraient avoir à y revenir.

Mais Vivepreux venait de leur apprendre que le fils Hauteville poursuivait peut-être les investigations de son père, c’était habituel dans une société où les charges et les offices se transmettaient souvent de père en fils. Donc le jeune Hauteville pouvait savoir beaucoup de choses qui pourraient l’aider. Il fallait qu’elle le rencontre, décida Cassandre.

— M. Vivepreux, demanda-t-elle, si je me rendais au Palais, demain matin, accepteriez vous de me montrer M. Hauteville ?

— Heu… sans doute…

Le commis se passa une main sur le visage, comme pour dissimuler son trouble. Il y avait tant de choses qu’il ne comprenait pas. Déjà, il doutait que cette fille soit la nièce de son maître et maintenant il y avait cette clef. Comment se l’était-elle procurée ? Et pourquoi s’intéressait-elle aux Hauteville ?

— Vous souhaiteriez que je vous présente ? demanda-t-il d’une voix hésitante.

— Non, juste que vous me le montriez, je ne l’aborderai que si je le juge utile.

— S’il vient travailler dans le cabinet de consultation de l’élection, il y reste certainement jusqu’à none…

— Monsieur Vivepreux, vous conduirez ma nièce au Palais, demain, décida Sardini. Arrangez-vous pour y être vers midi. Vous trouverez un prétexte pour rencontrer M. Hauteville, et lorsqu’il quittera le Palais, vous préviendrez Mlle Cassandre qui vous attendra dans une hostellerie proche.

— Bien, monsieur, fit Vivepreux d’un ton égal, en s’inclinant.

Il sortit.

— M. Vivepreux n’a guère fait d’effort pour nous renseigner… déclara Cassandre quand il se fut retiré.

— C’est sa nature, sourit Sardini en haussant les épaules avec indifférence. Mon commis est d’une discrétion maladive. Il désapprouve certainement toute notre petite conspiration mais vous pouvez être assurée de sa loyauté.

Le soir, Isabeau de Limeuil rejoignit Cassandre dans sa chambre.

— Qu’allez-vous faire ? lui demanda-t-elle.

— Je vais approcher ce jeune homme, le jeune Hauteville, ensuite j’improviserai. Peut-être m’apprendra-t-il quelque chose.

Isabeau secoua la tête avec une sorte d’impatience.

— Il faut que vous sachiez où aller ! Comment votre père jugerait-il un capitaine qui ferait déplacer ses troupes sans savoir ce qu’il va faire ? J’ai bien réfléchi : vous devrez entrer dans l’intimité du jeune Hauteville, puis le guider pour qu’il découvre le rôle de M. Salvancy dans la mort de son père. Évidemment sans qu’il s’aperçoive que tout ceci vient de vous.

— Il voudra se venger…

— C’est là qu’il vous faudra être adroite. Il ne faut pas qu’il se venge, mais seulement qu’il obtienne de M. Salvancy les quittances, et qu’il vous les remette.

— Mais comment ? sourit Cassandre, incrédule.

— Ce sera à vous d’inventer, répliqua Limeuil avec un geste d’indifférence. Vous avez ce qu’il faut pour émouvoir un jolet et qu’il s’amourache de vous, ajouta-t-elle en l’examinant de haut en bas.

Cassandre se mordilla les lèvres, ne se sentant guère capable de jouer un tel jeu.

— C’est un plan malaisé que vous me proposez, madame. Je ne suis ni assez comédienne ni assez perfide pour tromper ce jeune homme longtemps. Je me trahirai et ce sera moi qu’il suspectera, et non Salvancy.

— Mais j’y compte bien ! sourit Limeuil en lui prenant affectueusement les mains. Vous allez lui mentir, et comme vous n’êtes guère adroite, vous allez être soupçonnée, et confrontée à vos mensonges, certainement démasquée.

Cassandre la considéra dans un mélange de crainte et de stupéfaction.

— Je le sais, j’ai connu ça, poursuivit Mme Sardini dans une sorte d’insouciance jubilatoire. Aussi, une fois confondue, vous avouerez votre faute, comme le ferait une honnête femme. Vous direz toute la vérité…

— Toute la vérité ? balbutia Cassandre.

L’autre haussa les épaules, finalement agacée devant tant de candeur.

— Non, bien sûr ! Simplement vous raconterez une autre fable, mais celle-là sera présentée comme étant la vérité. À ce moment-là, on vous croira.

Elle lui expliqua alors en quoi consisteraient ses menteries et le rôle qu’elle devrait tenir. Un rôle qui ne mettrait pas en danger sa vertu.

— C’est bien retors, madame, fit Cassandre après un long moment de silence.

— Oui, mademoiselle, mais c’est le monde dans lequel on vit qui est méchant.

Les rapines du Duc de Guise
titlepage.xhtml
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_000.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_001.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_002.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_003.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_004.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_005.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_006.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_007.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_008.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_009.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_010.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_011.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_012.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_013.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_014.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_015.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_016.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_017.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_018.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_019.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_020.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_021.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_022.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_023.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_024.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_025.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_026.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_027.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_028.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_029.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_030.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_031.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_032.htm